Le passé épicé de Bordeaux : port international et carrefour des goûts

Au XVIII siècle, Bordeaux était le premier port de France, troisième d’Europe après Londres et Amsterdam (source : Musée d’Aquitaine). Les navires y débarquaient du café, du cacao, du sucre, mais aussi une cargaison infiniment plus subtile : des épices.

  • Poivre, cannelle, muscade, girofle : Dès le XVII siècle, ces épices venues de Ceylan, des Moluques, d’Inde et de Madagascar transitent par Bordeaux. Leur usage ne se limite pas aux cuisines aristocratiques. Plusieurs livres de comptes des auberges bordelaises du XVIII siècle attestent de leur achat régulier (Archives départementales de la Gironde, série H).
  • Vanille et piment : Avec la traite transatlantique et les flux venus des Antilles, la vanille de Bourbon et les piments d’Amérique centrale s’invitent dans les recettes (source : C.N.R.S., Les Routes des épices).

Ce va-et-vient a laissé dans les livres de recettes, mais aussi dans la mémoire familiale, une empreinte gourmande que l’on retrouve aujourd’hui.

Les épices, justes notes dans les recettes bordelaises emblématiques

Contrairement à certaines cuisines méridionales, la cuisine bordelaise ne noie pas ses plats d’épices. La subtilité prime. Toutefois, plusieurs plats clé racontent ce dialogue discret avec le monde.

Canelé : la magie de la vanille et du rhum

  • Le canelé, symbole sucré de Bordeaux, n’a jamais existé sans sa double saveur d’ailleurs. La bile de vanille inonde l’appareil, tandis que la touche de rhum – lui aussi héritage des colonies – prolonge le parfum exotique. C’est la Compagnie de Guinée (1690) qui, la première, a permis à la vanille naturelle d’arriver en quantité à Bordeaux (La Vie Bordelaise, 2018).
  • Petite anecdote : la première recette publiée utilisant vanille et rhum est antérieure au moule moderne : il s’agissait du “canelat”, pâtisserie préparée dans les couvents riverains de la Garonne au XVIII siècle.

Lamproie à la bordelaise : du poivre long pour réchauffer la sauce

  • Le ragout de lamproie, préparé longuement au vin rouge, accueille volontiers de légers traits de poivre long (origine : Inde), de muscade et de clou de girofle. Historiquement, ces épices permettaient tant de corriger la force sanguine du poisson que de prolonger la conservation du plat. Leur présence est déjà attestée dans le “Livre de cuisine bordelaise” publié par Gustave Monnoye, 1838.
  • Aujourd’hui, les chefs contemporains osent parfois échanger le traditionnel poivre noir pour une pointe de poivre de Sichuan ou de Timut, qui apporte un relief d’agrume inattendu en bouche.

La sauce bordelaise et ses relances épicées

  • La sauce bordelaise, historique et mythique, accompagne la côte de bœuf comme les abats. Si le vin rouge est son âme, la bouquet garni se joue d’un trio discret mais essentiel : baie de genièvre, poivre et parfois un grain de piment d’Espelette. Ce dernier, importé en Gascogne vers 1650, est devenu incontournable dans le Sud-Ouest (“Histoire du piment d’Espelette”, Université de Pau).

Fromages et pâtés aux lointaines saveurs

  • Certains fromages fermiers du Médoc sont frottés au genièvre, ou parfois parfumés à la muscade, pratique relatée dès 1892 dans les registres de la Société d’Agriculture de la Gironde.
  • Les fameux pâtés de Bordeaux – en croûte ou non – se trouvent, dès le XVIII siècle, enrichis de cannelle, de girofle, parfois même de cumin, comme en attestent plusieurs recettes du “Cuisinier Royal Bordelais”, 1824.

L’apport contemporain des épices du monde dans la bistronomie bordelaise

La tradition continue de s’écrire, notamment dans la nouvelle bistronomie qui investit le patrimoine local de touches inspirées d’ailleurs.

  • Poudre de coriandre torréfiée sur une poêlée d’huîtres du Cap-Ferret pour rappeler les ports d’Asie.
  • Zestes de combava dans une mousse de foie gras ou épices “naan” pour laquez les viandes. Plusieurs établissements (chez “Symbiose”, quai des Chartrons, ou “Mampuku”, quartier St-Michel) expérimentent l’usage de cardamome, sumac ou ras el-hanout pour réveiller les sauces ou mariner légumes et poissons (Guide Fooding 2023).
  • La poire pochée au safran iranien, retrouvée dans le dessert de La Tupina, revisite le terroir régional avec panache.

Ce dialogue est loin d’être artificiel. Il prolonge le mouvement de fond d’une ville brassée par le vent, la marée, la circulation ininterrompue des hommes et des cargaisons.

Portraits courts : cinq épices du monde, reines discrètes de la cuisine bordelaise

  • Muscade : Importée dès le XVI siècle via les ports hollandais, la muscade aromatise gratins, sauces blanches, farces de poisson, et parfois même les tartes sucrées. Les ventes de muscade doublaient à Bordeaux entre 1802 et 1820 (Archives du commerce colonial).
  • Clou de girofle : Sa force camphrée parfume le fameux bœuf à la mode bordelaise et les potages d’hiver, surtout du côté de la rive droite, historiquement plus pauvre et inventive avec les épices (Musée d’Aquitaine).
  • Poivre de la côte Malabar : La caisse de poivre de l’Inde valait dix fois celle d’Europe à la Bourse maritime de Bordeaux en 1708. Son usage va du simple gratiné de morue à la touche finale du magret.
  • Cannelle : Indispensable dans les tartes aux pommes “façon Bordeaux”, elle se glisse dans les gâteaux de riz ou les riz au lait traditionnellement servis les dimanches.
  • Piment doux d’Espelette : Techniquement basque, mais désormais omniprésent dans la cuisine girondine. Il apporte la chaleur sans brûler, parfait pour affiner les œufs cocotte ou les sauces tomates plus méridionales.

Chiffres, anecdotes et sources pour titiller la curiosité

  • En 1783, les entrepôts des quais de Bordeaux abritaient 7 % du total des épices importées en province française, soit près de 50 tonnes (source : “Bordeaux, port d’épices”, éditions Sud Ouest).
  • Un canelé consomme 0,4 g de vanille naturelle en moyenne — pour 10 000 canelés produits chaque semaine à Bordeaux, c’est l’équivalent de 4 kg importés pour ce seul gâteau (source : Confédération des pâtissiers de Gironde).
  • Le chef étoilé Vivien Durand (Le Prince Noir) a consacré une saison de sa carte aux parfums indo-asiatiques, affirmant que “la force de la cuisine du Sud-Ouest n’est pas de renier le passé, mais de s’en servir comme base pour expérimenter” (L’Émulsion, février 2022).
  • Le marché des Capucins, ouvert en 1749, est toujours le lieu où trouver les épices du monde “telles qu’elles arrivaient sur les quais”, selon l’épicière Lucienne de La Croix-Blanche, qui perpétue l’art du mélange maison pour les bouillons et marinades.

Épices, terroir et identité bordelaise : comment réussir l’équilibre

Le génie de la cuisine bordelaise est dans l’équilibre. Les épices y sont des complices, jamais des envahisseurs. Elles servent à révéler le goût profond du terroir, à donner une résonance supplémentaire au produit brut. Utiliser les épices d’ailleurs, c’est prolonger l’histoire de Bordeaux : une ville d’échanges, d’hybridations, de créations silencieuses.

  • Laisser infuser des bâtons de cannelle dans un lait ribot pour enrober une brioche façon bassin d’Arcachon.
  • Moudre du poivre long sur un tartare d’asperges du Blayais pour souligner l’amertume de la pointe.
  • Ajouter un voile de muscade dans la purée qui accompagne une lamproie simplement mijotée.

La modernité n’a rien détruit ; elle a fait évoluer le geste, prolongé les alliances, ouvert la ville aux parfums du monde. Comme un vin de Bordeaux, la cuisine locale n’est jamais figée, chaque épice ajoutée est une histoire en plus dans le grand livre du goût.

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