La transformation des codes : audace pâtissière et héritage bordelais

La nouvelle vague pâtissière à Bordeaux ne se limite plus aux classiques comme le cannelé ou la bouchée à la reine. Depuis l’ouverture de plusieurs ateliers et labos créatifs (notamment ceux de Philippe Andrieu — ex-chef pâtissier de Ladurée, installé à Bordeaux depuis 2013), chefs et artisans s’essaient à l’improbable : transformer la mémoire salée en douceur sucrée. Pourquoi ?

  • Pour stimuler la curiosité : la transformation d’un plat traditionnel en dessert crée l’effet de surprise, réveille les souvenirs gustatifs et attire une clientèle avide de nouveauté.
  • Pour prolonger le terroir : beaucoup d’ingrédients phares de la gastronomie bordelaise (noix, pruneaux, vin, cèpes, épices, pain grillé…) s’adaptent, à l’état pur ou infusé, à l’univers du sucré.
  • Pour séduire les touristes gastronomes : selon les chiffres 2023 du CCI Bordeaux, 39 % des visiteurs étrangers recherchent désormais des expériences culinaires inédites (source : CCI Bordeaux Gironde, rapport tourisme 2023).

L’entrecôte sauce bordelaise… en dessert : un hommage déroutant

Impossible de parler de gastronomie bordelaise sans évoquer la célèbre entrecôte sauce bordelaise : viande grillée, échalotes confites, vin rouge, moelle. Comment un tel plat pourrait-il inspirer un dessert ?

L’entrecôte revisitée : tartelette cacao-raisin-vin rouge

En 2019, la pâtisserie Mi Cielo, place Pey-Berland, a osé une création qui fait désormais date : une tartelette cacao, raisin noir et réduction de vin rouge. La pâte est infusée au sel fumé rappelant la grillade, la ganache incorpore une réduction de Bordeaux Supérieur, et la compotée évoque les échalotes par une association raisin sec-échalote douce confite.

  • Résultat : une note salée enveloppe le palais, le cacao fait écho à la puissance de la viande, et le vin lie l’ensemble – comme autrefois la « sauce du dimanche ».

Ce détour dessert-salé a reçu les honneurs de Gault & Millau Bordeaux en 2022, notant « un clin d’œil subtil au terroir sans céder à la caricature ».

Magret, pruneaux, et inspiration du Sud-Ouest : quand le pastis landais devient sucré-salé

Autre monument local : le magret de canard séché ou grillé, souvent servi avec pruneaux ou foie gras. Quelques pâtissiers, comme La Pâtisserie S dans le quartier Saint-Michel, ont poussé le jeu plus loin.

Le pastis landais au magret : douceur et umami

  • Un pastis landais brioché, farci d’une crème légère aux pruneaux marinés au vin rouge, ponctuée de lamelles de magret séché – coupées si fin qu’elles fondent sur la langue, à la manière du bacon caramélisé dans certaines pâtisseries anglo-saxonnes.
  • Des éclats de noisette grillée pour rappeler le côté terroir du Sud-Ouest, et une pointe de réglisse pour rappeler la profondeur des sauces bordelaises.

Cette audace, saluée par France 3 Nouvelle-Aquitaine en 2022, attire une clientèle curieuse d’associer sucré, salé, fuité et fumé dans un seul morceau.

Cannelés sucrés-salés : nouvelles frontières

Le cannelé, ce petit gâteau caramélisé à la rhum et à la vanille, fait partie des symboles indétrônables de Bordeaux. Mais il a aussi inspiré une vague de déclinaisons salées depuis la fin des années 2010 : aux tomates confites, fromages, cèpes… Récemment, l’inverse se généralise : les artisans s’emparent d’arômes originellement salés pour les glisser dans la pâte du cannelé sucré.

  • Cannelé à la truffe noire et miel d’acacia : une association proposée par Baillardran pour les fêtes de fin d’année. Résultat : la douceur de la vanille s’habille d’une note boisée, quasi terreuse, qui rappelle à la fois la forêt et les halles à champignons.
  • Cannelé aux cèpes et chocolat blond : la pâtisserie La Toque Cuivrée propose une édition limitée qui combine cèpe séché réduit en poudre, ganache chocolat blond, et sirop d’Armagnac. Le goût évoque la poêlée de champignons, mais en plus aérien, presque praliné.
  • Cannelé au poivre Timut : pour rappeler le poivre mignonnette de l’entrecôte, des grains de Timut sont infusés, réveillant la douceur caramélisée par un picotement d’agrumes.

Un argument clé a soutenu l’essor de ces déclinaisons : le cannelé se vend aujourd’hui à 4,3 millions d’exemplaires par an dans le Grand Bordeaux (source : Fédération des Pâtissiers de Gironde, 2022). Le potentiel créatif est immense et la demande ne faiblit pas.

Surprise iodée : l’huître dans la sphère sucrée

L’estuaire, la marée, l’huître d’Arcachon arrivent parfois sur des terrains inattendus. Depuis 2017, le chef pâtissier Sébastien Bouillet a popularisé une alliance longtemps taboue : huître et chocolat blanc.

  • Perle d’huître-citron-yuzu : une mousse légère à la pulpe d’huître, enrobée de gelée citron-yuzu, posée sur un biscuit noisette-sarrasin rappelle la minéralité du bassin d’Arcachon.
  • Huître-caramel salé : une association commentée dans Le Monde (dossier « huîtres en dessert », décembre 2020), où l’huître mixée est incorporée à une ganache onctueuse et enveloppée de chocolat au lait.

Si cette audace divise, elle signe une frontière : celle d’un dessert qui conserve la puissance de la mer tout en s’invitant à la table des douceurs.

La lamproie et ses évocations fruitées

La lamproie à la bordelaise, mitonnée au vin et au poireau, n’incite pas d’emblée à la gourmandise sucrée… mais son univers aromatique inspire toutefois certains accords fruités.

Une déclinaison autour du vin et de la mûre

  • Gelée de lamproie aux fruits noirs : sans poisson (rassurons les palais fragiles), mais infusée aux mêmes vins rouges puissants (AOC Graves ou Médoc). La gelée est montée comme une pâte de fruit, mêlant cassis, mûre et prune, et relevée de quelques épices (quatre-épices ou poivre doux), rappelant la sauce du plat salé.
  • Sabayon vin-cassis : création du chef Nicolas Magie à La Grande Maison. L’onctuosité du sabayon épouse une réduction vin-cassis, clin d’œil au fondant de la sauce lamproie. Un peu de citron verveine pour l’acidité en finale.

Ce dialogue entre fruit, épice et tanin illustre la perméabilité entre salé et sucré à Bordeaux, où le vin relie, comme un fil rouge, toutes les inspirations.

Pourquoi ces revisites fascinent-elles les gourmets ?

Pourquoi un tel engouement pour ces desserts qui brouillent les pistes ?

  1. C’est un jeu de reconnaissance : goûter un dessert qui rappelle un plat salé, c’est retrouver un souvenir d’enfance, mais transformé.
  2. C’est la promesse de l’inconnu contrôlé : une sensation nouvelle, mais jamais hors-sol – toujours reliée au terroir.
  3. C’est une réponse à la demande montante pour le « food pairing » : en France, 54 % des consommateurs urbains disent chercher des accords sucrés-salés innovants en 2023 (source : Observatoire Mondial de la Gastronomie 2023).
  4. Cela prolonge la saisonnalité : beaucoup de ces desserts sont pensés comme des ponts entre deux mondes – automne (châtaigne, cèpe), vin primeur, gibier – et font durer l’émotion d’un repas signature.

Des anecdotes et clins d’œil historiques

  • Le cannelé lui-même vient du salé : on oublie que sa pâte servait, dès le XVIIe siècle, à réaliser des beignets-salés pour l’hôpital Saint-André, avant de devenir le gâteau du petit-déjeuner en version sucrée-vanillée (source : Archives Bordeaux Métropole, 2019).
  • L’utilisation du vin dans les desserts : une recette de 1905 mentionne déjà les « œufs à la neige au Bordeaux rouge », où la meringue est pochée dans une réduction de vin légèrement sucrée.
  • Pruneaux et Armagnac : dès le XIXe siècle, on sucre les restes de pruneaux au vin sucré, créant le fameux « pruneaux au vin » du marché des Capucins.

Créativité et respect du terroir : entre racines et envolées gourmandes

Les saveurs bordelaises se jouent des frontières, sans jamais renier leurs racines. Que l’on croque dans un cannelé au cèpe, une tarte pruneau-magret ou une perle d’huître, c’est toujours le souvenir d’une table généreuse et inventive qui s’éveille. À Bordeaux, la revisite sucrée du salé n’est pas une simple tendance : c’est une manière vivante de faire dialoguer les héritages, de raviver la curiosité, et de rappeler, à chaque bouchée, combien la gourmandise a le goût de la surprise.

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