Un plat légendaire qui interroge nos assiettes contemporaines

La lamproie à la bordelaise. À elle seule, elle évoque la Garonne, la patience, les grandes tablées et ce Bordeaux d’antan où l’on savait attendre la saison. Riche de son histoire, parfois intimidante par sa préparation et sa puissance en bouche, elle divise encore les convives. Pourtant, depuis quelques années, des chefs comme des gourmets se demandent : comment la moderniser sans lui faire perdre son âme ? La rendre plus légère, plus digeste, tout en gardant sa signature : un goût profond, une sauce de vin corsée, mais moins pesante qu’autrefois.

Ce défi n’est pas anodin, tant la lamproie à la bordelaise symbolise le lien entre tradition et audace créative. Sa cuisine, longtemps restée un secret de transmission familiale ou d’auberges, mérite un nouvel éclairage. Penchons-nous sur les origines de ce monument, les raisons de sa richesse, puis sur les leviers pour l’inscrire dans le répertoire du XXI siècle.

La lamproie à la bordelaise : un patrimoine aquatique et culinaire

La lamproie, ce drôle de poisson sans écailles ni mâchoires, fréquente la Garonne et la Dordogne depuis des millénaires. Autrefois, elle se dégustait même dans les banquets royaux. Au XI siècle, Guillaume le Conquérant aurait succombé à l’excès… « Manger lamproie nuit fortement à la santé si l’on en abuse », rappelle le médecin Guy de Chauliac au XIV siècle. La légende résiste : la lamproie est à la fois délicieuse et… redoutable.

Sa recette emblématique, la lamproie à la bordelaise, apparaît dès le XIX siècle. Elle conjugue :

  • Des tronçons de lamproie, nettoyés à la main,
  • Une sauce réduite, composée du sang de l’animal, d’une mirepoix d’oignons/poireaux/échalotes, de vin rouge tannique (AOC Bordeaux ou Fronsac le plus souvent),
  • Des lardons ou du jambon,
  • Parfois, un peu de cognac ou d’armagnac,
  • Un passage au four long d’une bonne heure.
Cet équilibre, puissant, traduit la générosité des cuisines régionales de l’époque : un plat copieux, longuement mijoté, idéal pour l’hiver et conçu pour la convivialité plus que pour la légèreté.

Aujourd’hui, alors que la lamproie est considérée comme « espèce d’intérêt communautaire » (source : INPN/MNHN), la valorisation de cette ressource passe aussi par une adaptation à nos attentes nutritionnelles et éthiques contemporaines.

Qu’est-ce qui rend la lamproie à la bordelaise aussi riche ?

Avant d’alléger ce plat, il importe d’analyser les éléments qui le rendent si dense, tant en texture qu’en goût :

  • La sauce au sang : Elle apporte une onctuosité peu commune, mais aussi des protéines, du fer, et une densité calorique élevée.
  • Le gras de porc : Les lardons et parfois la graisse de canard, typiques du Sud-Ouest, alourdissent la recette.
  • Le vin rouge tannique : Utilisé en grande quantité (de 75 cl à 1,5 l par recette familiale), il concentre les saveurs (et l’alcool même si cuit), jouant en bouche sur l’amertume et la rondeur.

Côté nutrition, la lamproie offre des protéines de qualité (17 g/100 g), peu de glucides, mais sa sauce cardinalise sa valeur calorique (entre 400 et 500 calories/portion, selon la quantité de sauce et lardons – source : Table Ciqual-ANSES, 2022).

Chefs & transmission : les premières tentatives d’allègement

La cuisine bordelaise n’est jamais restée figée. Dès les années 1990, quelques tables osent revisiter la lamproie. À l’Aquitaine Gourmande, ou lors de « La Lamproie en Fête » à Sainte-Terre, elle apparaît parfois désossée, servie en tapas ou en persillade.

Jean-Pierre Xiradakis, chef emblématique bordelais (La Tupina), confiait à « Sud Ouest » : « La lamproie, on l’aime comme on aime Bordeaux : affirmée, mais rien n’empêche d’astuces pour la rendre plus douce, en jouant sur l’acidité ou quelques herbes fraîches. » (Sud Ouest, 2017)

Depuis, plusieurs axes d’allègement se dessinent, parfois en conservant le geste traditionnel, parfois en introduisant des techniques plus modernes issues de la cuisine contemporaine ou même japonaise (cuissons vapeur, marinades, sauces clarifiées).

Comment alléger la lamproie sans lui ôter sa nature ?

Alléger la sauce : vin, sang, aromates

  • Réduire la part du sang : Opter pour une sauce au vin plus courte en cuisson, où l’on garde une touche de sang à la fin pour lier (et non épaissir tout le fond), permet d’apporter moins d’onctuosité mais plus de vivacité. On gagne en légèreté tout en respectant la saveur typique de la lamproie.
  • Multiplier les légumes et les herbes aromatiques : Poireau, céleri, carotte, fenouil et même zeste d’orange amènent fraîcheur et fibre. Les chefs actuels n’hésitent plus à doubler la « base légumes » afin de diluer la sauce sans la dénaturer.
  • Remplacer une partie du vin par un bouillon léger : Utiliser un fond blanc de poisson maison ou un bouillon végétal pour remplacer 30 à 40% du volume de vin rouge : on conserve le caractère du plat tout en rendant le jus moins concentré en alcool et en tanins.

Frédéric Coiffé, chef bordelais, préconise d’augmenter la proportion de champignons dans la sauce, notamment cèpes ou shiitakés, pour « soutenir l’umami et alléger la charge tannique » (« Le Mag Sud Ouest », 2022).

Diminuer la charge grasse sans sacrifier le goût

  • Oublier les lardons de porc : Remplacer les lardons par des dés de jambon de Bayonne dégraissé ou par de fines tranches de magret séché apporte la note fumée sans l’excès de gras.
  • Écumer la graisse : À la manière des sauces modernes, écumer la sauce en fin de cuisson puis la passer à la mousseline permet d’ôter une partie des lipides rendus.
  • Cuisiner la lamproie à la vapeur ou pochée : Plutôt que mijoter les tronçons dans le gras et la sauce, cuire la lamproie à la vapeur douce ou dans un bouillon léger, puis la napper de sauce réduite au moment du service.

Une étude de l’Université de Bordeaux (2023, « Innovation culinaire & patrimoine régional ») indique que remplacer la cuisson traditionnelle par une cuisson vapeur peut faire baisser de 30 à 40% la teneur totale en lipides par portion.

Apporter de la vivacité au plat : agrumes, vinaigre, accompagnements revus

  • Un zeste d’agrume bio (orange, citron de Menton) ajouté dans la sauce apporte fraîcheur et équilibre la richesse.
  • Une tombée de persil plat ou de cresson au moment du dressage allège la dégustation visuellement et gustativement.
  • Remplacer les croûtons frits par des chips de polenta, des pommes de terre grenaille au four (peu huilées) ou une purée « légère » de céleri-rave.

La sauce peut aussi être liée avec un trait de vinaigre balsamique ou une pointe de verjus, technique courante en Aquitaine depuis le Moyen-Âge (source : Persée, histoire de la gastronomie aquitaine).

Recette : une lamproie à la bordelaise allégée, inspirée des chefs bordelais

Voici une trame de recette adaptée, pour 4 personnes :

  • 800 g de lamproie nettoyée (demander au poissonnier de garder une partie du sang à part)
  • 2 blancs de poireaux, 2 carottes, 1 branche de céleri, 1 échalote
  • 20 cl de vin rouge fruité (Côtes de Bordeaux) + 40 cl de bouillon de légumes ou de poisson
  • 1 poignée de champignons (shiitaké pour la légèreté, ou cèpes en saison)
  • 50 g de magret séché (ou de jambon maigre), détaillé en dés
  • 1 zeste d’orange non traité
  • Sel, poivre du moulin, bouquet garni (thym/laurier/persil plat)
  • Un filet de vinaigre balsamique vieux
  1. Faire revenir à sec les lamproies coupées en tronçons sur chaque face pour les raidir. Réserver.
  2. Dans une cocotte, faire revenir doucement le magret, puis ajouter les légumes et champignons émincés. Faire suer 5 minutes.
  3. Déglacer au vin rouge. Dès l’évaporation de l’alcool, ajouter le bouillon, le zeste d’orange, bouquet garni, puis les tronçons de lamproie. Pocher à couvert (à petits frémissements) 40 minutes.
  4. Retirer la lamproie, filtrer la sauce et réduire à feu vif (elle doit napper la cuillère sans épaissir à l’excès).
  5. Ajouter le sang réservé hors du feu (liant naturel), assaisonner, puis un filet de vinaigre pour la vivacité.
  6. Servir la lamproie, nappée de sauce, parsemée de persil et accompagnée de pommes grenailles au four ou de purée légère de céleri.

Ce plat s’accompagne désormais avec un Bordeaux rouge plus frais, type Francs Côtes de Bordeaux ou Castillon, ou même un blanc sec pour plus de contraste (Christian Jacq, « Déguster Bordeaux autrement », 2021).

Approches alternatives : la lamproie en tapas, tartare ou carpaccio

Si moderniser la lamproie à la bordelaise passe par l’allégement du plat principal, certains n’hésitent plus à explorer des formes inattendues :

  • Lamproie en tapas : Tronçons poêlés minute, servis sur toast grillé, relevés d’herbes fraîches et d’huile d’olive.
  • Lamproie en tartare : Préparation crue dite à la « japonaise », marinée avec citron, shoyu, gingembre, câpres. Texture fondante et goût marqué, pour les palais aventureux (source : Recensement « Saison Lamproie », Office de Tourisme de Bordeaux, 2022).
  • Carpaccio de lamproie cuite au court-bouillon : Tranches fines dressées avec huile de noix, radis, piment d’Espelette.
Chaque variante met en valeur le produit sans la lourdeur de la sauce. Les chefs bordelais, influencés par une scène culinaire ouverte sur le monde, n’hésitent plus à réinventer ce poisson rare en petites portions hautes en goût et basses en calories.

Lamproie à la bordelaise : un geste patrimonial appelé à se réinventer

La modernisation de la lamproie à la bordelaise n’a rien d’une trahison. Elle répond à notre besoin de légèreté, de conscience environnementale et d’ouverture gourmande. Des restaurateurs bordelais à la nouvelle vague de chefs, tous s’interrogent sur la transmission de cette recette : la rendre accessible, saine, festive, et non réservée à une élite de curieux ou de puristes.

La lamproie, qui fait chaque année l’objet de pêches contrôlées entre décembre et mai (env. 6 tonnes annuelles pour la Garonne selon l’INRAE), retrouve ainsi une actualité dans la cuisine familiale ou créative. Son avenir se joue dans cet équilibre entre fidélité au terroir et adaptation à nos façons de vivre. Allégée, elle laisse exprimer la complexité de ses arômes, invite à redécouvrir les sauces vives, les légumes, la fraîcheur – le tout sans jamais tourner le dos à son héritage.

Bordeaux, ville gourmande en pleine mutation, cultive là une forme d’audace tranquille : réinventer sans renier. La lamproie à la bordelaise allégée n’est donc ni une mode ni une excentricité, mais un trait d’union entre passé, présent – et pourquoi pas, l’avenir du goût.

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