La sauce bordelaise : une institution à revisiter

Tout commence par la sauce. La « bordelaise », travaillée à feu doux autour d’un vin rouge tannique, d’échalotes bordelaises et d’un fond corsé, s’identifie comme le fil rouge de la gastronomie girondine. C’est grâce à elle que l’entrecôte simple devient festin, et c’est elle, plus que la viande, qui porte l’identité gourmande du plat. Depuis le XIXe siècle, elle se décline sur les tables locales – mais aussi sur celles des grandes brasseries parisiennes, preuve de sa notoriété nationale (Larousse Gastronomie).

Traditionnellement, la sauce repose sur :

  • Vin rouge du Bordelais (souvent un Médoc ou Graves, pour leur structure et leurs arômes fruits noirs et épices)
  • Échalotes grises de la région
  • Fond de veau (mais certains chefs optent pour un fond végétal corsé)
  • Beurre et parfois moelle de bœuf

Modifier cette base pour l’adapter à une assiette sans viande n’est pas une hérésie. De grands chefs bordelais, tel Philippe Etchebest ou Vivien Durand, travaillent déjà sur des sauces végétales puissantes, cherchant à préserver toute la dimension émotionnelle des saveurs.

Pourquoi proposer une alternative végétarienne ?

Bordeaux s’ancre dans la tradition, mais n’est pas figée. Entre 2019 et 2023, la demande en cuisine végétarienne a progressé de 16 % dans les restaurants de la Gironde, selon la Chambre de commerce de Bordeaux. Parmi les cinquante adresses étoilées ou remarquées par le guide Michelin en Nouvelle-Aquitaine, un quart propose désormais une ou plusieurs options végétales (source : Guide Michelin France, édition 2022). Ce tournant s’inscrit dans une double dynamique :

  • La recherche d’accords mets-vins nouveaux, valorisant le fruit pur du vignoble
  • Le respect de l’environnement et l’envie d’une cuisine plus durable

Séduire les gourmets, c’est proposer autre chose qu’une simple « version sans viande ». Il s’agit d’offrir du plaisir, de la complexité, et surtout une vraie expérience autour de la sauce bordelaise, du geste et du rituel du repas.

Le défi : retrouver puissance, texture et convivialité

L’entrecôte donne au plat sa mâche, son sucré, le contraste avec la sauce. Dès lors, l’équation de l’alternative végétarienne se joue sur trois axes :

  1. Texture : retrouver le fondant et une légère résistance sous la dent, rappelant la mâche de la viande
  2. Saveur : porter des arômes suffisamment puissants pour supporter la sauce sans s’effacer
  3. Gourmandise et partage : assurer la convivialité d’un plat de fête

Trois alternatives végétariennes crédibles et créatives

L’huître végétale façon bordelaise

Si Bordeaux aime marier terre et mer, le chef Stéphane Carrade (Le Skiff Club, Pyla-sur-Mer, 2 étoiles Michelin) a popularisé une «fausse huître» végétale à base de champignon pleurote, son jus et algues pour l’iode, servie nappée d’une sauce bordelaise végétale. Le champignon, dense et charnu, absorbe la réduction au vin avec brio, tandis que le côté iodé rappelle, avec poésie, la rencontre de la Garonne et de l’Atlantique. Cette alternative intrigue les curieux et réjouit ceux qui apprécient la surprise dans l’assiette.

Le céleri-rave rôti, star montante des tables bordelaises

Longtemps relégué comme légume racine d’accompagnement, le céleri-rave connaît une ascension majeure. Tranché épais, mariné dans une huile d’herbes du terroir (fenugrec, ail, thym citron), puis rôti longuement jusqu’à caramélisation, il offre en bouche une texture d’un moelleux inattendu, presque « carné ». Une fois nappé de sauce bordelaise végétale (fond réduit de légumes, vin rouge puissant, échalote confite, pointe de vinaigre de vin), il se fait l’égal d’une belle entrecôte, explosant en saveurs fumées et délicates.

  • Astuces côté produit : Privilégier le céleri provenant du Blayais, reconnu pour son parfum intense (source : Terres de Chefs – Blaye).

Le champignon portobello farci et grillé

Autre piste plébiscitée : le portobello, naturellement charnu, généreux, qui se prête aisément à la cuisson en croûte ou bien farci d’une duxelles d’échalote, herbes du Médoc, noix du Périgord. Après un passage au four, il s’arrose d’une sauce bordelaise classique revisitée (fond brun végétal, vin, échalotes, beurre d’algue pour la rondeur). Le portobello, déjà star de la gastronomie anglaise, trouve ici une place d’honneur entre rôtisserie et sophistication de la table bordelaise.

Comment réaliser une sauce bordelaise sans viande ?

Le secret d’une sauce bordelaise végétale réside dans le choix du fond et l’attention portée à la réduction. Plusieurs chefs bordelais se sont penchés sur le défi :

  • Fonds maison à base de champignons bruns, oignons doux, carottes et céleri, torréfiés au four avant d’être longuement infusés
  • Utilisation de cèpes séchés : atout saisonnier de la région, ils portent une profondeur umami sans égal, et sont disponibles toute l’année
  • Gousse d’ail fumée, laurier, persil plat, pour l’aromatique
  • Ajout de sauce soja ou de miso pour la longueur en bouche, en toute petite quantité

Le vin ne doit pas être trop léger. Privilégier un Bordeaux supérieur, un Graves ou un Saint-Émilion, de préférence biologique ou nature, pour respecter l’esprit de la démarche. La sauce doit réduire au minimum de deux tiers, jusqu’à devenir nappante, poudrée d’échalotes confites. Pour remplacer la moelle, certains cuisiniers proposent un « beurre » monté aux algues ou au cerfeuil, ou, plus audacieux, une mousse au salsifis cuit à basse température.

L’art de l’accord mets-vins, version végétarienne

Bordeaux ne s’envisage pas sans ses accords de table. Un plat végétarien, enrobé de sauce à base de grand vin, ne doit jamais s’effacer. Plusieurs vignerons bio ou nature de Gironde proposent aujourd’hui des crus à l’équilibre parfait pour la cuisine végétale :

  • Un Pessac-Léognan rouge, millésime récent, accompagne à merveille le céleri rôti ou le champignon grillé, grâce à sa structure veloutée.
  • Un Fronsac – ou un Castillon Côtes-de-Bordeaux – pour sa fraîcheur et ses tanins mesurés (voir Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux).
  • Pour une version blanche, un Graves blanc sur cépage sémillon-sauvignon sublimera avec brio l’huître végétale.

Le retour de la tradition revisitée : le succès dans les restaurants bordelais

Quelques chiffres :

  • En 2023, 31 % des restaurants « bistronomiques » de Bordeaux déclinaient au moins une assiette végétarienne inspirée des classiques régionaux (source : Enquête Trafic Restauration Sud-Ouest, mars 2023).
  • Le festival VeggieWorld Bordeaux, depuis 2018, voit sa fréquentation augmenter de 7 à 10 % chaque année, signe de l’intérêt croissant pour la créativité végétale locale.

Le chef Frédéric Coiffé (Ma Maison, Bordeaux) ou la cheffe Claire Vallée (anciennement ONA, 1 étoile Michelin verte, Arès) en témoignent : l’engouement pour la cuisine régionale végétale est réel. Loin des clichés d’assiettes sans relief, on trouve aujourd’hui dans la métropole bordelaise des tables où la sauce bordelaise habille toute la gourmandise du végétal grillé, mariné ou farci, avec autant de complexité et de parfum que la version carnée.

Recette : céleri-rave rôti sauce bordelaise végétale

  • 1 céleri-rave moyen (bio, Blayais si possible)
  • Huile d’olive, 1 branche de thym, 1 filet de sauce soja
  • Pour la sauce : 1 échalote grise bordelaise, 35 cl de vin rouge (Graves ou Bordeaux supérieur), 1 petite carotte, 1 branche de céleri, 5 g de cèpes séchés, 10 g de beurre (ou margarine), sel, poivre, laurier
  1. Peler puis trancher le céleri en tranches épaisses (2 à 3 cm). Les badigeonner d’huile d’olive, parsemer de thym, rôtir au four à 180° pendant 40 minutes.
  2. Pendant ce temps, infuser les cèpes dans 10 cl d’eau chaude. Faire suer l’échalote avec la carotte et le céleri coupés finement, puis ajouter la moitié du vin. Laisser réduire de moitié, ajouter les cèpes, l’eau d’infusion et le reste du vin.
  3. Réduire à feu doux jusqu’à texture nappante. Monter avec une noisette de beurre, rectifier l’assaisonnement.
  4. Servir les steaks de céleri grillés nappés de sauce, parsemer de persil plat.

Accords suggérés : Un Graves rouge jeune ou un Fronsac subtil, pour la tension et la fraîcheur, compléteront l’assiette.

Vers une cuisine bordelaise plus ouverte

S’accommoder du végétal dans un plat aussi symbolique que l’entrecôte à la bordelaise n’est ni une concession ni une mode passagère : c’est une preuve que la tradition ne faut pas confondre avec la répétition. Les chefs les plus inspirés savent magnifier les ressources du terroir girondin, faire chanter les arômes du vin dans une sauce profonde, et splendider la chair du végétal, pour offrir une expérience gourmande pleinement bordelaise – et furieusement contemporaine.

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